Les médecins d’aujourd’hui sont confrontés à un flux constant de patients présentant des cas de plus en plus complexes et pris en charge au sein d’infrastructures tout aussi complexes. Dans son livre The Checklist Manifesto, le chirurgien écrivain Atul Gawande précise : « La médecine est devenue l’art de gérer une complexité extrême – et un test pour savoir si une telle complexité peut réellement être maîtrisée par l’homme. » [i] Les interruptions et les distractions sont la règle, pas l’exception. La médecine est passée d’une discipline centrée sur le patient à une pratique qui requiert un équilibre entre les patients et la myriade de pressions - réglementaires, institutionnelles ou liées aux organismes payeurs -, auxquelles les cliniciens sont soumis. Cela a entrainé une insatisfaction tant chez les médecins que chez les patients. Toutefois, les attentes de ces derniers n'ont pas changé. Ils veulent recevoir et estiment mériter des soins de qualité, dispensés par des cliniciens empathiques et compétents.
L’épuisement professionnel (ou burnout) est de plus en plus fréquent chez les cliniciens travaillant dans ce contexte. Néanmoins, ce défi n'est pas nouveau. L'un des premiers rapports sur les effets négatifs du “burnout" date de 1971. Il concernait les contrôleurs aériens américains, chez qui l'on constatait une baisse de la qualité et de la quantité de travail. [ii] En 1974, Freudenberger qualifia l’épuisement professionnel de particulièrement pertinent pour le personnel infirmier. [iii] De nombreux travaux continuent d'être menés en ce sens, pour étudier les causes du burnout chez les cliniciens et en atténuer les conséquences. Les stratégies visant à renforcer la résilience personnelle sont nombreuses. Toutefois, il est essentiel de se pencher sur les conditions systémiques qui contribuent au burnout. A cet égard, Sinsky a rapporté que pour chaque tranche de deux heures de soins directs dispensés par les médecins, près de deux heures supplémentaires sont consacrées au travail administratif. [iv] Le développement "éclairé" d’outils conçus pour une utilisation en situation de soin (Point-of-care tools) - qui fournissent des informations actualisées et fondées sur des données probantes et qui peuvent être intégrées dans le flux de travail du médecin, notamment afin de le rationaliser-, peut contribuer à alléger le poids en constante augmentation de la documentation scientifique, des exigences des organismes payeurs et des réglementations. Il peut également contribuer à soutenir la qualité des soins et l’efficacité du corps médical.
La croissance exponentielle des connaissances médicales a également contribué aux défis auxquels sont confrontés les cliniciens d'aujourd'hui. En 1950, le temps de doublement des connaissances médicales était de cinquante ans, en 1980 il était de sept ans et en 2010 de trois ans et demi. En 2020, il devrait être de 0,2 an, soit seulement 73 jours. [v] Pour compliquer les choses, "de deux tiers à trois quarts des connaissances sont conservées au-delà d’un an et ce chiffre tombe à moins de 50 % au-delà de la deuxième année". [vi] Ces réalités illustrent certains des principaux défis auxquels les cliniciens d'aujourd'hui sont confrontés. Le foisonnement des découvertes médicales exige une approche différente en matière de collecte et de rétention des connaissances médicales.
Pendant les deux premières années « non cliniques » de mes études de médecine, j’ai dû assimiler un nombre incalculable de connaissances pendant de nombreuses heures de cours. Après les cours, je travaillais sur des "problèmes" qui m'étaient assignés afin de mieux retenir les données factuelles acquises. Cela se répétait jour après jour. Internet et d'autres technologies numériques ont ouvert la voie à une approche différente pour résoudre le problème du trop-plein de données à apprendre et à retenir. De nombreuses universités de médecine américaines ne proposent plus de cours magistraux. Au lieu de cela, les étudiants viennent en classe après avoir étudié les faits nécessaires à partir d’un panel de sources officielles. En cours, les activités comprennent alors des discussions en petits groupes, dirigées par le professeur. Au cours de ces discussions les faits appris sont utilisés pour développer une approche clinique. Dans ce type de "classe inversée", on considère que les faits sont disponibles et qu’aujourd’hui, la compétence essentielle est de les intégrer dans le raisonnement clinique. A ce titre, les outils numériques sont devenus un élément essentiel pour relever ces défis.
Compte tenu de cette évolution, aux Etats-Unis, les conseils de l’ordre et associations de professionnels ont modifié leur approche pour garantir le maintien des compétences cliniques. La nécessité de se soumettre à des examens périodiques de validation des connaissances était une stratégie visant à maintenir les compétences cliniques et à intégrer de nouveaux savoirs dans la pratique. Conscient que le nombre de preuves à la disposition immédiate des professionnels de santé continuaient d’évoluer, les conseils spécialisés ont commencé à autoriser les examens « à livre ouvert », plus proches de la pratique clinique. Une tendance s'est alors dessinée, qui se concentre moins sur le contrôle des connaissances et plus sur "l'apprentissage tout au long de la vie". Le maintien de la certification des professionnels de santé implique désormais des stratégies qui reconnaissent que les faits médicaux sont facilement disponibles et qu’un exercice compétent de la médecine doit intégrer ces faits dans la prise de décision clinique et dans une mise en œuvre éclairée et perspicace de ces décisions.
L'augmentation de la quantité d'informations et l'évolution de la pratique médicale, ont accentué l'importance des Point-of-care tools. Concrètement, ces outils conçus pour une utilisation en situation de soins peuvent aider les cliniciens à prendre des décisions basées sur des données récentes et fondées sur des preuves. A cet égard, il est capital que leur développement soit en phase avec les changements et évolutions que connaissent les professions médicales.
Dans le prochain volet de cette série, nous nous pencherons sur l'histoire des Point-of-care tools et sur leur utilisation traditionnelle. Dans le dernier épisode, nous aborderons la question de l'avenir pour voir comment ces outils peuvent évoluer pour répondre aux besoins des médecins et des patients.
[i] Gawande A. The Checklist Manifesto. How to Get Things Right. New York: Metropolitan Books. 2009.
[ii] Calabrese JA. The PATCO dispute—a need for change in public employee labor settlements. DePaul L Rev 1971; 20:699.
[iii] Freudenberger HJ. Staff burn‐out. J Soc Issues. 1974;30(1):159-65.
[iv] Sinsky C, Colligan L, Li L, et al. Allocation of Physician Time in Ambulatory Practice: A Time and Motion Study in 4 Specialties. Ann Intern Med. 2016 Dec 6;165(11):753-760.
[v] Densen P. Challenges and Opportunities Facing Medical Education. Trans Am Clin Climatol Assoc. 2011 122: 48–58.
[vi] Custers EJFM. Long-term retention of basic science knowledge: A review study. Adv Health Sci Educ Theory Pract. 2010 Mar;15(1):109-128.